vendredi 19 février 2016

N°8 - Une nuit au poste

Cette chronique est inutile, car elle ne procure ni gain, ni bénéfice. 

En cette époque de massification des consomm'acteurs augmentés, aborder un être matérialisé en proximité, dans le train ou ailleurs, était devenu comble de l'incivisme et pouvait aisément passer pour une agression préméditée.

Ce soir-là, j'étais dans le train, précisément, assis en face d'une fille d'une quarantaine d'années (on ne disait plus "femme" depuis des lustres on ne disait plus  "lustres" depuis des lustres, non plus). Elle était belle, et très sobrement augmentée d'un simple smartphone et d'oreillettes. Elle pianotait sur son prolongement ou son "organe", comme on disait maintenant, depuis que les prolongements n'étaient juridiquement plus des choses pendant que je la regardais, dénudé. Dénudé j'étais, car j'avais décidé (... l'avais-je d'ailleurs vraiment "décidé" ?), après m'être péniblement sorti d'une dépression longue, de vivre comme un homme diminué : exit les prolongements connectés, juste ma crudité organique de naissance revêtue de vêtements de saison ; cette nudité qui, soit dit en passant, me valait un certain nombre de contrôles policiers.

Je mesurais bien l'inconfort extrême que je provoquais ainsi, mais point ne parvenais à me débarrasser de ce comportement et de cette apparence provocants, ce qui était, disons-le, le signe manifeste de la persistance de mes troubles psychiques.

La fille augmentée dut se sentir observée, car elle leva le nez et s'obligea à me regarder furtivement, l'air inquiète (car il était devenu inadéquat de regarder les gens). Je ne sais toujours pas ce qui me prit alors, mais je saisis l'instant pour lui adresser un vif : "Bonjour !". Sans surprise alors, elle se mit à trembler, puis se referma très vite et tapota nerveusement, à nouveau. 
L'alerte, donnée.

La police ferroviaire ne tarda pas : "Monsieur, suivez-nous !".
Pour la première fois, je passerais une nuit au poste, bien conscient que j'avais amplement franchi la ligne.

Le numéro suivant de CHRONIQUE INUTILE DU VENDREDI (La) vous causera de gains ; de félicité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire